La moutarde

Il existe de par le monde moutardes et… moutardes : certaines sont botaniques et correspondent à des espèces végétales de la vaste famille des Brassicacées qui comprend aussi brocoli, cameline, choux, cresson, cresson de fontaine, cresson de terre, navet, radis, raifort, roquette, rutabaga, pet-saï, etc. comme plantes cultivées; d’autres sont des préparations culinaires issues des graines des plantes éponymes qui apportent de la saveur, parfois du piquant, à des mets principaux – en effet, le mot « moutarde » dérive du latin « muslum ardens », signifiant moût ardent.

Origines
Les principales espèces cultivées en Europe pour la production de condiments sont la moutarde blanche (Sinapis alba L., 1753), la moutarde brune (Brassica juncea (L.). Czem., 1859) et la moutarde noire (Brassica nigra (L.) W.D.J. Koch, 1833). Il existe aussi une autre moutarde native, la moutarde des champs (Sinapis arvensis L., 1753) qui est une adventice prolifique, également connue sous les noms de ravison, sanve et sénevé.

Espèces Moutarde blanche Moutarde brune Moutarde noire
Autres noms Herbe à beurre, sénevé blanc Brède-moutarde, chou élancé, chou faux-jonc, moutarde d’Inde, moutarde de Chine, Moutarde de Sarepta Chou noir, sénevé noir
Aires

d’origine

Europe, Asie occidentale jusqu’à l’Inde, Afrique septentrionale Asie centrale et orientale Europe centrale et méridionale ; Asie occidentale ; Afrique septentrionale
  Annuelle, velue-hérissée à croissance très rapide de 50-120 cm de haut, simple ou à tiges assez ramifiées. Feuilles toutes pétiolées et lyrées-pennatipartites, à segments sinués-dentés. Fleurs jaunes, rarement blanches à parfum doux. Siliques bosselées, hérissées de poils, à bec en lame de sabre aplati, un peu plus long que les valves à 3 nervures saillantes, renfermant 4-8 graines blanc-jaunâtre à beige, huileuses. Annuelle vigoureuse à racine tubéreuse, haute de  0,4 à 1,5 m et au port érigé ou étalé selon les types. Feuilles entières, ovales, dentées. Inflorescences en grappes simples terminales. Fleurs jaune pâle à long pédoncule. Siliques de 5-6 cm de long à graines sphériques brunes huileuses à saveur piquante, légèrement poivrée. Annuelle, verte, velue-hérissée seulement à la base d’environ 1m, dressée à rameaux étalés. annuelle, verte, velue-hérissée seulement à la base. Feuilles toutes pétiolées, les inférieures lyrées, à lobe terminal très grand, les supérieures lancéolées, entières ou peu dentées. Fleurs jaunes assez grandes. Siliques appliquées, courtes, subtétragones, un peu bosselées, glabres bec grêle, 4-5 fois plus court que les valves ; valves à une forte nervure. Graines globuleuses, noires, ponctuées ; très piquantes
Nombre chromo-somique 2 n = 2 x = 24 2 n = 4 x = 36 2 n = 2 x = 18
Usages Fabrication de condiment.
Plante aussi mellifère, utilisée comme engrais vert piège à nitrates et culture fourragère ; culture de bioremédiation
Fabrication de condiment.
Jeunes tiges et feuilles consommées en salades ou cuites, sautées, comme légumes
Fabrication de condiment.
Préparation de cataplasmes ou sinapismes ; jeunes feuilles pouvant être consommées en salades ; excellent légumes, plus âgées et bouillies

L’histoire des pâtes et sauces de moutardes
Les document les plus anciens relatifs aux pâtes de moutarde datent de 5000 ans et proviennent de textes sumériens ou sanskrits. Les archéologues confirment également que voici plus de 3000 ans, la Chine, l’Inde et l’Egypte pharaonique cultivaient diverses espèces de moutarde à des fins gastronomiques mais aussi médicinales, pratiques que les Grecs, puis les Romains reprirent ensuite à leur compte en mélangeant les farines de moutarde à du jus de raisin non fermenté pour en adoucir la consommation – c’est ainsi qu’au Ier siècle de notre ère, l’écrivain et agronome romain Columelle (7-70) publia dans son colossal ouvrage De re rustica (XII, 55) la première recette moderne de pâte de moutarde fabriquée à partir de graines broyées, de vinaigre, de miel et d’huile.

Les Gaulois appréciaient aussi les graines de moutarde qu’ils utilisaient comme nous le faisons du poivre ou dans une sauce accompagnant les plats de poisson, appelée « muria » qu’ils préparaient avec des graines de sénevé, de miel et de saumure de thon. Lors de la diffusion du christianisme en Gaule, probablement autour du IVe siècle, le savoir-faire culinaire romain fut transmis à la moitié nord de la France.

Carte des monastères bénédictins autour du XI siècle
Au IXe siècle, les revenus provenant de la vente de moutarde produites par plusieurs monastères étaient déjà très importants et le terme « moutarde » apparut dans la langue française en 1223 sous la définition suivante « condiment préparé avec des graines de moutarde pilées, additionnées d’aromates et délayées avec du moût » du moine bénédictin et trouvère Gautier de Coinci (1177-1236). Même si la moutarde était connue auparavant des cuisiniers suisses, c’est probablement via l’expansion monastique des différents courants bénédictins entre les Xe et XIIIe siècles qu’elle a pris sa place dans la gastronomie suisse.

Au XIVe siècle, la moutarde emblématique de la table des Ducs de Bourgogne et de celle du pape Jean XII d’Avignon (1244-1334) qui crée pour son neveu la charge de « premier moutardier du pape », est un symbole de luxe et de raffinement. Par suite, le travail de la fabrication des moutardes qui se confond avec les activités des vinaigriers, des huiliers, des sauciers et des marchands de vin d’alors commence d’être réglementé en France d’abord à Paris en 1351, puis à Dijon en 1390. Les autres pays européens suivront.

A notre époque, la moutarde condimentaire est, sous de multiples formes souvent industrialisées, le troisième produit consommé en cuisine dans le monde après le sel et le poivre

Les plus grands producteurs de moutarde dans le monde en 2017

Déguster la moutarde
Les sauces-moutardes sont désormais fabriquées à partir de graines de moutarde entières ou plus souvent moulues, mélangées avec de l’eau pure, du vinaigre, ou du moût acide raisins verts du vin, du jus de citron, du sel et fréquemment d’autres épices ou condiments (ail des ours, estragon, violette, etc.). Certains y ajoutent aussi du sucre ou du miel.

Les graines de moutarde contiennent des glucosinolates (composés soufrés), notamment du myronate et de la myrosine en proportions variées, molécules qui lorsqu’elles sont moulues et mélangées à de l’eau libèrent des isothiocyanates, substances antioxydantes responsables de leur saveur épicée – dans la nature, ceci constitue un mécanisme de défense des moutardes contre les herbivores. La moutarde noire, aujourd’hui peu employée, a la saveur la plus intense. La moutarde blanche qui manque de myronate fournit le condiment le plus doux ; en Europe, elle est généralement mélangée à de la moutarde brune ou à de la moutarde noire tandis qu’aux Etats-Unis on utilise ses seules graines pour fabriquer la sauce à hot-dogs.

A côté des trois multinationales qui se partagent une très large part du marché mondial – Amora-Maille du groupe Unilever, Reine de Dijon de Develey Senf & Feinkost, Européenne des condiments de Kühne, nombres de petits producteurs artisanaux de moutarde existent en Suisse, Italie et en France voisines car les trois pays détiennent aussi une tradition viticole, mais peu utilisent des graines locales de moutarde et importent des graines du Canada.
En Suisse, aujourd’hui, contrairement à la moutarde version française jaune pâle au goût piquant souvent présentée dans un verre, la moutarde suisse la plus courante est de couleur jaune foncé. Elle a généralement un goût doux et vinaigré et est servie en tube ou dans un bocal de cuisine.

Exemples de moutardes suisses contemporaine
Il existe toutefois des variantes plus sophistiquées de moutarde dans nos divers cantons. L’abbaye de moniales cisterciennes de la Fille-Dieu à Romont dans le canton de Fribourg, fondée au XIIIe siècle, ayant retrouvé dans ses archives une recette historique de moutarde a relancé à partir de celle-ci dès 2006 une moutarde gastronomique à l’ancienne dans des variantes forte, extra-forte et au miel. Citons aussi par exemples, la moutarde aux figues du Tessin, douce et piquante, recommandée avec un plateau de fromages doux ou plus ou moins affinés, les moutardes romandes aux herbettes (ail des ours, estragon, hysope, paprika, etc.) pour les plats de viande ou de poissons, la moutarde aux noix du moulin de Sévery dans le canton de Vaud, la moutarde de Bénichon, spécialité du canton de Fribourg, qui est une « confiture d’épices » aigre-douce, composée de farine de moutarde, de farine fleur de blé tendre, de vin blanc sec, de vin cuit, de sucre roux de canne et d’eau aromatisée avec de la badiane, de la cannelle et des clous de girofle. Cette liste est loin d’être exhaustive : aussi, n’hésitez pas à découvrir les autres moutardes que vous découvrirez au cours de vos déplacements en Suisse !

Recette maison de moutarde à l’estragon
100 g de graines de moutarde brune
8 cuil. à soupe d’eau froide
6 cuil. à soupe de vinaigre de vin blanc
1 cuil. à café de sel
2 cuil. à soupe de feuilles d’estragon

– Broyer au mortier les graines de moutarde par petites portions ou avec une petite meule de cuisine.
– Mélanger les graines broyées avec l’eau, le vinaigre de vin blanc, le sel et l’estragon. Travailler le mélange au mixeur afin de le hacher finement et de bien l’homégénéiser.
– Remplir de petits bocaux de la pâte obtenue et les ranger au frais. La moutarde ne développe tout son arôme qu’au bout de 72 heures.

Alain Bonjean, 17 juin 2023.

Sources et littérature

  • https://www.infoflora.ch/
  • I.U. Khan et al. (2015). Taxonomical aspect and brief description of mustard plant: a review. Universal journal of Pharmacy 4, 1, 20-24.
  • R. Manohar et al. (2009). Mustard and its uses in Ayurveda. Indian Journal of traditional knowledge 8, 3, 400-404.
  • E. Jobard (1854). Essai sur la moutarde de Dijon. Nîmes, Ed. Lacour, 32 p.
  • G. Renaud (1987). Histoire de moutarde, cassis et pain d’épice. Ed. Du Bien-Public, 56 p.
  • P. Kaur et al. (2014). Polyphyletic origin of Brassica juncea with B. rapa and B. nigra (Brassicaceae) participating as cytoplasm donor parents in independent hybridization events. American Journal of Botany 101, 7, 1157-1166.
  • L. Kang et al. (2021). Genomic insights into the origin, domestication and diversification of Brassica juncea. Nature Genetics 53, 1392-1402.
    D. Loeb McClain et al. (2019). La moutarde, un grain peut en cacher un autre. Les Echos du 21 août 2019.